Sons et lumières

« L’art, en donnant du prix aux sensations, offre aux hommes leur seule chance de réaliser la vie. »

  • Pierre Drieu La Rochelle

Je marche doucement avec Guinness tandis que la ville marmonne tout autour de nous. C’est un zénith blanc, blanc de lumière.  Les beaux jours reviennent. 

Et puis… Et puis une voiture fauche quelqu’un.

Je remonte rapidement chez ma mère, le temps de déposer le chien. C’est à côté, une fenêtre donne directement sur le drame. Tout est si clair. On voit toute la scène, tous les protagonistes. Je fixe la vitre, sans bouger ; puis j’ouvre, pour entendre. Déjà les badauds s’attroupent. Dans la rue, d’abord. Les gens à leurs fenêtres, ensuite. Les gosses du square observent derrière les barreaux. Des vieux, des jeunes : ils veulent voir. Je veux voir.

De là où je suis, je ne vois pas la victime. Ceux en bas se pressent autour. Quelques rares personnes lui portent secours. Elle est vivante. Elle est consciente. Elle gémit, elle gémit… de douleur, elle s’évanouit.

Il y a du sang. Et puis, des chaussures. Des petites chaussures. De toutes petites chaussures. En tendant l’oreille, on comprend qu’il s’agit d’une gamine de 3 ans. Une personne pleure plus que les autres. Elle est trop jeune pour être sa mère ; probablement sa sœur, qui tient un autre enfant, plus jeune encore, dans ses bras. Elle erre, hagarde ; on finit par le lui prendre, par sécurité. Même son ombre semble avoir du mal à la suivre.

Entretemps, le chauffeur de la voiture a garé sa voiture un peu plus loin et s’est enfui en abandonnant son véhicule. Un jeune, de colère, frappe la portière, hurle l’injustice. Il sillonne le drame, va et vient, prend à parti, à la recherche d’un reflet. A cet instant, il est tous les hommes, il est le seul homme.

Tant de ténèbres.

Les secours arrivent, un par un. Les pompiers, puis le Samu, puis la police. Les couleurs de la sirène se reflètent sur les murs des immeubles alentour. Des uniformes se massent autour du corps, que je ne vois toujours pas. Il n’y a que le sang.

Le jeune se précipite vers les policiers, leur explique, leur montre la voiture. Il a pris une photo de la plaque. Il veut coincer ce salaud, et lui régler son compte parce que c’est tout ce qu’il mérite. Calmes, presque paresseux, les forces de l’ordre l’écoutent, prennent des notes. Les ambulanciers déploient leur attirail, que je ne connais que trop bien. Et puis d’autres appareils ; ça, ça n’est pas bon signe.

Quelques automobilistes klaxonnent, ennuyés que la rue soit bouchée. On n’entend plus les pleurs. Les gens commencent à s’éloigner, à se détacher. Peu se retournent une dernière fois. Les lumières une à une désertent un soleil qui s’éteint.

Après moultes précautions, ils posent la victime sur le brancard. Son corps est presque nu, recouvert de branchements et de bandages. On ne voit pas distinctement son visage, ses yeux sont clos, dirigés vers le ciel. Vers nous. Elle traverse chacune de nos âmes, bouleverse la vue de tous, avant de s’éteindre dans l’ambulance.

La sœur accompagne les pompiers. Elle appellera sa mère sur le chemin. Son frère est à nouveau dans ses bras.  

Alors que les derniers secours partent, quelques gens continuent de discuter de l’accident. Pendant un moment, ils ont vécu ensemble ; chacun à sa façon a essayé de faire face à la mort, à cette éclipse.

Le jeune homme a voulu partir avec la victime, mais la sœur a refusé. Du coup, il reste là, désemparé. Lentement, sa rage ébène disparaît dans le ciel blanc. 

Il reste un peu de sang brun, qui doucement s’écoule dans l’eau poisseuse du caniveau.

Que devient le spectateur lorsqu’il se lève de son siège ? Quelquefois, la représentation est belle ; de temps en temps, elle est triste. Le plus souvent, elle est les deux.

Pendant un temps, des sensations vont l’accompagner. L’enchanter, le hanter. Le dévorer. Et puis le calme, le silence va revenir. Avant le prochain spectacle. Un jour, j’oublierai jusqu’au son de cette voiture qui heurte cette petite fille, les pleurs blancs de cette sœur qui n’a pas su la protéger. On vit, on meurt par accident.

Elle est si fragile, la fleur des âges.

Teckhell

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