« La vie ressemble à la maladie en ce qu’elle procède par crises et usure progressive, comme elle comporte aussi ses améliorations et aggravations quotidiennes. Mais, à la différence des autres maladies, la vie est toujours mortelle. »
- Italo Svevo
“Lis ce livre”
La phrase est anodine, le geste bienveillant. Généralement, l’ouvrage a plu, et devrait nous plaire. Pour ceux qui me connaissent, je lâche généralement un bon mot quant à ma maladie ; une façon de faire bonne figure. Le rire est un désespoir si agréable.
La gravité… Je ne l’emploie plus vraiment dans mon quotidien. Elle ne correspond que rarement à la réalité, et la réalité n’est qu’un amas de faits. Je ne fais plus confiance qu’à cela. Ma subjectivité, ma gravité, mon absurde ; une vie faite d’accidents et la théorie du cahot. Être en roue libre, tout ça parce qu’un jour, on a perdu le fil conducteur.
(sourire)
Une fois le livre en main, je le dépose presque immédiatement. Faible prudence. Quelquefois, je me fais intrépide, m’attaque à la quatrième de couverture. Et puis je me sens partir, les mots perdent leur sens. Alors je le repose, et remercie la personne.
J’aimais lire les beautés. Il y a tant de choses à dire, et les lignes semblaient ne jamais s’arrêter. Classe littéraire, bibliothèque honorable, petite culture livresque… Du coup, les gens continuent de m’en offrir régulièrement, comme si rien n’avait changé. C’est peut-être mieux, tant je m’acharne, tant je me bats. Ils méritent de ne pas y croire.
Une fois seul, je le repose une troisième fois, cette fois-ci sur la pile des ouvrages esseulés. Je les laisse visibles, de sorte qu’ils sont la première chose que je vois lorsque je me couche et que je me lève. Mise en scène idéal d’un affrontement factice et distant d’une peur devenue viscérale.
Mais récemment, on m’a confié un livre, que je devrais retourner un jour quand je l’aurais lu : ‘L’homme révolté”, d’Albert Camus. Et, pour cette personne, j’ai envie d’essayer.
C’est une relation tissée par hasard, construite au fur et à mesure d’échanges et de débats. Nos différences malgré des ressemblances évidentes s’expliquent peut-être par le fait que nous sommes à différents moments de nos vies. Toute la saveur de la chose est qu’aucun n’est le mentor de l’autre, et chacun fait entrevoir à l’autre ce que la vie représente.
Il a lu, beaucoup. De nombreux livres de nombreux philosophes. Il retient et en parle, de temps à autre. Je suis par épisode son évolution, son calme qui croît. Même si je ne lui ai jamais demandé directement, nul doute qu’il serait un partisan de l’acquis ; pour ma part, et à mon grand regret, je m’en remets à l’inné. Les savoir-faire m’échappent, quelques connaissances subsistent, mais mon orgueil continue de clamer qu’acquérir, se construire, c’est se trahir. Ne rien retenir, sans pouvoir changer sa nature, et subir l’instant. J’en souffre : dans mes études, dans mes relations personnelles, amoureuses.
L’instinct et la valeur ne font pas bon ménage. Pour devenir meilleur, on doit renoncer un instant à soi, se dépasser. Et je suis trop faible pour ça, aujourd’hui.
En terminale, lorsque j’ai eu mes premières passes d’armes avec la philosophie -7 ou 9 heures par semaine si ma mémoire est bonne, j’ai méprisé dès le début cette matière. Je ne lui ai laissé aucune chance, tant j’étais furieux de voir tous ces auteurs présenter avec un tel professionnalisme leur vision du monde. Ils évoquaient un à un chaque sujet, piétinant l’intime, souhaitant tout révéler, expliquer. Mon point de vue n’a pas vraiment changé depuis, même si je saisis mieux leur démarche.
Alors m’attaquer à un livre de philosophie, imaginez bien que c’était un combo cocasse. Mais justement l’espièglerie de la situation m’a donné le courage suffisant pour tourner la première page, la plus difficile.
Les mots commencent, le style se distille doucement. Les phrases fusent, intelligentes ; un raisonnement se met en place. Je commence à comprendre pourquoi il a choisi de me le montrer, à confronter mes idées ou me reconnaître face à la splendeur d’une verve intemporelle. Une lecture intelligente, qui me mènera quelque part. Et puis, une décharge. C’est le signal. La main lâche le livre. Il se pose sur les couvertures, se referme doucement. Les pensées s’enchaînent, sans aucun rapport, sans aucune vie ; ce n’est plus moi. Volte-face, le visage contre le matelas, les yeux se perdent. Je lutte, folie contre folie, la force du caractère contre le désespoir du corps.
C’est affreux, de ne plus pouvoir, de ne plus vouloir voir. De se retrouver à terre alors qu’on t’a appris à toujours faire face. Sentir que l’on se craquelle un peu plus, que l’on se brise une nouvelle fois. Et puis, la foudre.
Réveil peu après. Je ne sais pas où je suis, quelle heure il est, et qui je suis. On ne s’y habitue jamais vraiment. Petit à petit, retrouver son existence, ses craintes, ses désirs… Ce mal durera toute ma vie.
Le livre est tombé par terre. Je le ramasse, le pose sur ma table de nuit, marque la page. Je continuerai, fut-ce au prix d’une fureur ravie. Ce n’est pas la guerre, c’est une bataille ; ça, je peux le gagner.
…
Tandis que je promène Guinness, je repense à mon stage. Il est temps pour moi de me retirer du milieu de la psychologie : je n’y ai pas trouvé ce que j’ai cherché (pour peu que je sache ce que je cherchais). L’année prochaine, je vise une formation dans le milieu de l’enseignement ; aussi me suis-je débrouillé pour passer du temps chez les maternelles. C’était principalement du travail d’observation, quelques tests de langage. L’occasion de revenir à un travail plus cadré qu’à la faculté. Avec soin, ils tracent de grossières boucles, manient les sons, grandissent au jour le jour. Leurs émotions semblent pures, absolues. On a envie de les suivre, de les porter, observateur souriant. Soudain, plus rien ne compte. Les combats, les certitudes, les souffrances, la folie… On n’est même plus dans le domaine de l’espoir : seule la vie importe. Ne reste qu’un sillage lumineux, qui traverse certains regards.
Teckhell