Le goût des jours

« L’Espoir est un état d’esprit, une orientation de l’esprit et du cœur. Ce n’est pas la conviction qu’une chose aura une issue favorable, mais la certitude que cette chose a un sens, quoi qu’il advienne. »

  • Václav Havel

Lorsque je me rends au travail, dans la navette, je m’installe toujours derrière le conducteur, côté fenêtre ; ainsi, mes yeux peuvent voir la route. Les cheveux en bataille, j’épie les gens qui monte, le monde qui geint… Quant au quidams s’asseyant à mes côtés, je leur consacre toujours un peu de temps. Voir, regarder, considérer l’autre ; comme un objet, comme une personne, cela fluctue.

Ce matin par exemple, j’aurais ainsi passé plusieurs minutes à mettre des mots sur une jeune femme replète, au menton doublement triste, sur qui la lumière glissait par intermittence. Mes lignes encrées se mêlaient alors à l’ambre de sa chevelure, sous le regard approbateur des autres paysages.

Et nous tous, nous en étions là.

La douceur tout en ombres de ce moment tanné n’enlevait pourtant rien à la dureté de son visage. Je scrutais, faussement indifférent, à la recherche du véritable et de la justesse. Je ne visais alors pas des réponses, mais un territoire dont la carte s’escamota peu avant que je n’atteigne ma propre destination.

La descente s’effectue toujours un arrêt après, histoire de marcher un peu plus. En ligne droite, le trajet, lent et direct, s’étend et détend mes pas, qu’une musique égaie parfois. Pourtant, la zone n’est que grillages et pierre humaine, le désespoir s’y propage ; mais derrière ce grillage se tient le soleil, dont les salves d’or frappe mes sens.

Il y avait tant de lumière, ce jour-là, un aveuglement magnifique, quand je suis devenu épileptique. Enserré, étreint, éteint ; trois secousses et puis plus rien.

Vivre les crises, c’est une promenade de santé ; le véritable péril résiderait plutôt dans la période consciente de latence entre elles. Et que dire du regard des autres, de sa propre estime…

Pendant de longues années, je n’ai pas été opérable ; à cela s’ajoutait la dangerosité d’un procédé à la base incertain qui avait le chic pour me laisser circonspect.

Et voilà qu’au détour d’un rendez-vous de courtoisie, un autre procédé se dévoile : plus sûr, moins risqué, avec quelques résultats. Tonnerre sous les topiques.

Même si l’épilepsie concerne la lecture et le sens, cela n’a pas empêché ma photosensibilité d’être anormalement élevée. Sans causer de crises, elle est cependant la cause d’hallucinations, dont j’ai fini par apprécier les kaléidoscopes icaresques.

Mais revenons à la ligne droite, dont la trajectoire en flèche laisse tout le temps à mon cœur pour se gonfler. Mettons ça sur le compte de la solitude, de la joie, de l’abandon, du bonheur, de la folie : toutes ces humeurs en verre. Tantôt opaques, tantôt si claires, si vite estompées : l’instabilité ne durant jamais longtemps, le grillage finit toujours par finir.

Lorsque j’arrive à destination, dans le calme zénith, je lis et écris, histoire de gagner ma vie.

 La peur de lire est toujours là. Elle disparaît désormais derrière la lutte et la souffrance ordinaires ; pauvre peur qu’ont tôt fait d’achever l’habitude et la routine…

 “Tu n’étais que ça.”

Je vois les mots, les touche presque ; ils sont ma meute. Je n’ai plus peur. Mettre des mots sur ce que je suis, ce que je sais ; juste des mots justes. Créer, décomposer, recomposer : mes lettres et mal-être, unis jusqu’à la fin, puisque je ne tiens à rien.

Désormais, à l’instar de ces espoirs qui terrifient autant qu’ils bouleversent, un choix se présente.

La paix.

Cela fera sept ans en juin. Sept ans de lutte, d’incompréhension, de rage. Sept ans à lutter contre l’ennemi intime.

Je crois me rappeler qui j’étais avant, mais je doute tellement.

Je sais qui je suis maintenant, mais cela ne va-t-il pas disparaître suivant ce qui se passera ? Qui vais-je devenir, ensuite?

Et que deviendront mes mots ? Ils ont tant souffert…

Je peine à discerner la peur et le courage, tout comme j’ignore la nature de la victoire.

Allons. Point d’interrogations lorsque les questions restent sans réponse.

“Laisse faire les choses, et marque à la dernière minute.”

Rien ne vaut le monde pour se rappeler la place de chaque chose. Pas de misère, pas d’espoir, quelques cycles. Ah oui : l’homme aussi. Mais c’est là un engrenage inutile…

D’un coup de sans, je disparais.

Teckhell

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