Coupleurs d’énergie

« On lit comme on aime, on entre en lecture comme on tombe amoureux : par espérance, par impatience. Sous l’effet d’un désir, sous l’erreur invincible d’un tel désir : trouver le sommeil dans un seul corps, toucher au silence dans une seule phrase. »

  • Christian Bobin

Le paysage défile rapidement. Dans un train, deux vieux enfants feignent de s’assoupir tout en se rapprochant l’un de l’autre. Plus rien d’autre ne compte, les camarades alentours n’y changeront rien. Un amour va éclore, et ces cœurs vont fleurir. Quelques affections maladroites, et puis le premier baiser ; le premier de toute une vie, de celui que l’on n’oubliera jamais. Les lèvres se séparent, et leurs regards sont empreints d’une telle douceur… Aucune question, aucun doute : ils vont partager leurs vies un temps, et être heureux. Quand on aime, on ne conte pas : la fable est si belle, qu’il serait dommage de ne pas y croire.

6 ans plus tard. Je foule le trottoir, seul. Marche rapide dans une rue que je connais depuis longtemps. Sur un mur, une phrase simple, comme évadée.

je ne t’en veux pas

Aucun point, pas de majuscule, des mots presque sauvages. On a tous connu une phrase, un lieu avec qui l’on est familier, et qui brusquement prend une dimension si intime qu’il nous touche en plein cœur. Dans le calme, la vérité pénètre et un verrou saute ; on chancellerait presque…

Les pensées défilent, nues. Tout ce que l’on s’était juré de ne jamais oublier, puis que l’on a voulu oublier. Soudain, on se rappelle de tout.

Petit sourire, les yeux se détournent du tag. “Je suis seul, cela n’a plus d’importance. Je me suffis à moi-même. Après tout, depuis le temps…”. L’amour-propre n’a jamais aussi bien porté son nom ; épris puis mépris, passer à autre chose, en attendant la lettre haine. Dernier regard moqueur, avant de reprendre la route et de passer en revue les couples en revue de mon entourage, présents ou passés.

Le bilan n’est pas fameux. Des statuts sociaux qui se font et se défont. Peu de belles histoires. Je suis satisfait.

Le soleil est haut dans le ciel, et à chaque pas je piétine mon ombre. Les souvenirs des romances passées retombent doucement. Mais le sujet est lancé, et des versions différentes vont se confondre au fil de mon discours pensif.

Tout au long de notre parcours, on croise des couples de toutes sortes. On voit le début, la fin, quelques passages amoureux. Si on est un bon ami, on est là pour les moments importants. Et puis on nous dit c’est fini. Quelquefois, l’un d’eux raconte leur histoire.

Comprendre quelqu’un n’est déjà pas simple, alors comprendre le cycle d’un tandem… Il faut ici discerner l’amour sans retour de la réalité du couple, ce qui pourrait s’apparenter à la différence entre rêver de quelqu’un et se réveiller à ses côtés. L’affection est différente, elle change de nature lorsque tout commence ; sublimée, elle révèle toute sa complexité et sa dualité.

J’ai beaucoup aimé, sans rien en retour. C’en est presque devenu une habitude, à tel point que j’ai renoncé à la colère et l’amertume. Après tout, si la personne ne partage pas mes sentiments, je doute qu’elle attende avec hâte mon ressentiment.

Mais bon, je n’ai pas à me plaindre. J’ai eu mes bons moments, et je ne regrette pas ce que j’ai vécu. Je me souviens de chaque début, de chaque fin, avec la même émotion. Ce furent de belles histoires, qui m’ont appris des choses simples, essentielles, comme par exemple : “L’amour n’est pas exigeant. Ce serait même plutôt l’inverse”.

Je veille toujours à me tenir au courant de celles qui ont partagé un temps ma vie. Pas par nostalgie, en tout cas plus maintenant. C’est juste que j’ai envie qu’elles aillent bien, qu’elles soient heureuses. Oui, je me demande vraiment ce que je donnerais aujourd’hui en tant que concubin.

Rappelle-toi ce que tu es

En un sourire brisé, une implacable lucidité étreint ce cabotinage hésitant. Les histoires, les personnes avec qui l’on a été ne seront pas équivalentes et ne le seront jamais ; il en est de même pour l’empreinte qu’elles laissent en vous. Lorsque l’on réalise avec vertige l’emprise de cette personne sur vous, et le mal qu’elle déchaîne, il ne reste qu’une rage impuissante et revancharde. Jamais vous ne voudrez vous en débarrasser, car c’est tout ce qu’elle vous a laissé. Ce n’est même plus une question d’amour, tout au plus une vieille douleur détricotée. Ce n’est qu’après quelques années que l’on se rend compte avec effroi que l’on a tout simplement poursuivi son œuvre, et que vous méritez la même haine que vous lui portiez au temps jadis.

Les années passent, et l’on finit par admettre qu’il y a des différences entre ce que l’on voudrait être, et ce que l’on est. J’ai vu de quoi j’étais capable, les bons comme les mauvais moments. Je me suis dépassé, j’ai changé, je me suis sacrifié pour quelqu’un à qui je tenais. J’ai cherché à devenir meilleur, pour elles, pour nous. Mais je n’ai jamais pu me prendre en compte, jamais vraiment réussi à conjuguer mon bonheur avec celui de l’autre.

Et puis l’on se met à mentir, à se sacrifier encore et encore, par paresse : triste pour l’autre, triste pour le couple. On est déjà parti, et ce sentiment est insupportable. Bientôt, on n’arrive même plus à se mentir à soi-même, tant les ficelles sont apparentes. On aimerait que les gens en parlent, qu’ils les dénoncent, parce que l’on n’aura pas le courage de le faire. Et puis vient le temps de la provocation, où l’on donne sa version des faits d’un amour passé, non édulcorée, et que les gens s’offusquent. Oh, pas tant parce que ça les choque, mais parce que cela va à l’encontre de ce à quoi ils aspirent à croire, de ce qui est de bon ton. La colère croît, obscurcit les bonheurs, dénature un amour qui a pourtant existé, et n’en laisse que des sarcasmes. Quelquefois, de jolis souvenirs reviennent fleurir et couvrent de pétales les vieux ravages. L’histoire n’appartient plus qu’à elle-même, et reprend vie ; c’en est bouleversant.

Les poings serrés, j’arrive devant chez moi. 6 ans, depuis ce train…

je ne t’en veux pas

Non, je ne t’en veux plus. Je suis passé à autre chose. C’est juste que, tu sais, on était tellement beaux. Je t’aimais tellement. Nous étions au-delà de tout.

La réflexion meurt petit à petit, tandis que la clef enclenche le mécanisme de la porte.

Non, je ne suis pas prêt pour retrouver quelqu’un. La conjoncture n’est pas bonne, je ne suis plus qu’une ombre. Elle mériterait mieux. La paix, oui, la paix. Et puis le rêve, et puis la vie. La vie, enfin. Adieu, pertes et fracas.

La porte s’ouvre, sans aucune réponse.

Émoi, émoi, émoi.

Teckhell

1 réflexion sur « Coupleurs d’énergie »

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