« De part et d’autre de votre présent si fragile, le passé et l’avenir sont des monstres assoiffés de temps. »
- Jean D’Ormesson
Il y a quelques temps, je me rendais chez mon père pour faire le tri de mes affaires en vue d’un prochain déménagement. Ce qui est à jeter, ce qui est à donner, ce qui est à garder… Le problème dans un divorce, c’est que la famille entière semble renoncer à son passé, et essaie de construire deux avenirs. L’enfant, construction commune, est mis un temps de côté.
Bien que nous ayons de nombreux albums photos de notre enfance, à ma sœur et à moi, ils ont tous fini à la cave. Incompatibles avec les nouvelles vies, je suppose. Et soudain, les revoilà.
Nous survolons rapidement et avec sourire les images. Ce n’est pas tant la famille heureuse que nous regrettons, dont nous sommes nostalgiques. Non, la douceur de nos yeux s’attarde sur ces instants capturés, où chacun semble heureux, comme satisfait de quelque petite paix.
Le malheur de mon père, voilà ce que je regrette aujourd’hui. Il est triste, et ni moi ni ma sœur ne pouvons rien y faire.
“Allez, approche Rémi… Viens, espèce d’idiot !
– Qu’est-ce que tu veux faire ?
– Je veux voir tes yeux… Ils sont magnifiques !
– Oui bon heu… Mais tu regardes quoi ?
– Tes pupilles… Elles sont tellement dilatées !…
– Et ça veut dire ?…
– Eh bien, mon père m’a dit que plus on est amoureux, plus on a les pupilles qui se dilatent.
– …
– Dis Rémi, tu es amoureux ?”
Je me détourne du miroir. La vérité, c’est que, malgré les années, lorsque je croise mon regard, je pense à elle. Ce n’est plus une vive douleur comme avant, mais c’est toujours là. De toutes les personnes que j’ai aimées et qui m’ont (ou non) aimé en retour, j’ai gardé un fragment, quelque chose qui me raccroche à elles. Peut-être parce qu’elles ne méritaient pas mon oubli.
Pendant de nombreuses années, et jusqu’à récemment, je me suis forgé à travers les souvenirs. J’ai foulé le présent, apportant avec moi des ruines et des gens qui sont morts sur mon chemin. Tant de ruines, à perte de vue… Des fondations pourries, où construire quelque chose est loin d’être évident. De manière générale, la Seconde est la meilleure année scolaire que j’ai vécue jusqu’à présent. J’ai gardé de nombreux et très chers ami(e)s de cette époque. C’est aussi à ce moment-là que mon rapport à l’écriture a -encore- changé. Parallèlement au blog que je tenais alors, je me suis mis à rédiger sur des feuilles de brouillon des dialogues intérieurs, des histoires. C’était après les Devoirs Surveillés, où j’étais forcé de rester assis. Il n’y avait rien d’autre à faire, alors je m’y suis engouffré. Après la rédaction du premier, j’ai écrit en note de ne jamais me relire. Jamais. Je finissais mon travail de plus en plus vite, le bâclait parfois ; il me fallait ma catharsis. Je prenais goût à salir les feuilles de couleur de mes traits énervés, vindicatifs. J’avais besoin de parler ; pas aux autres, à moi-même. Me confronter, me juger, me mettre à terre.
J’ai détruit beaucoup de ces feuilles, comme autant de couleurs évanouies. Mais certaines au hasard ont survécu, et je choisis de les publier aujourd’hui. Non pas qu’elle soit d’une grande qualité (comme l’ensemble de mon œuvre), mais parce qu’elles sont sincères. Elles témoignent de mon évolution, de ce que j’ai accompli depuis. Ce sont toutes à leur manière des photographies : non datées, aux souvenirs brumeux… lorsque j’ai commencé à écrire, je m’étais juré de ne jamais faire évoluer mon style, de ne jamais me trahir. C’était comme respecter mon art. Ça n’a pas été le cas, c’est peut-être mieux. Ça n’a plus aucune importance.
J’ai énormément écrit en Seconde. De vieux cahiers se nichaient dans mon armoire, à qui j’avais donné pour mission de contenir mes petites créations. Mais je ne les ai jamais utilisés. Je me cantonnais à l’écran de l’ordinateur, à cette lumière noire que provoquait chacun de mes mots… et puis, à la fin de la Seconde, ma vie a changé. J’ai cherché à déconsidérer mon écriture, à m’en détacher. Je refusais d’en faire une passion, qu’elle dicte ma vie. A cela, il y a eu beaucoup de raisons ; j’en connais certaines, j’en découvre d’autres, et tout comme j’en renie chaque jour. “Vivre, c’est savoir perdre”. Alors je l’ai abandonnée, j’ai arraché cette partie de moi. J’ai cru que je serais assez fort, et je ne m’en suis jamais remis.
Les temps ont passé. Entretemps, je suis tombé malade, j’ai eu mon BAC, une licence et je me suis remis à écrire. Il est dur de se frayer un chemin parmi ces nouveaux souvenirs en devenir, ces valeurs passagères. Mais toujours demeurent les rêves actuels. Une vie, je ne suis qu’une vie.
Teckhell