L’illustratrice Zaromatt et moi-même menons un petit jeu créatif : simultanément nous nous envoyons un texte et une illustration, et nous donnons quelques jours pour apporter notre propre inspiration au contenu initial. Le tout sans se concerter, pour créer plus librement.
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Il était une fois un monstre, avec des dents en toc, et qui mit le zbeul à Majorque. D’aucuns pensent que c’est à n’y rien comprendre, alors qu’il suffit juste de se rappeler comment tout cela a commencé.
Tout commença au sortir d’une crique nudiste où nous le découvrîmes. La créature ne faisait montre d’aucune hostilité, n’était pas vraiment laide, peinait à terrifier… nous en déduisîmes rapidement qu’elle était en congés, et que les acquis sociaux valaient pour tout le monde. Il lui fut proposé de la raccompagner au village vacances, ce que le monstre sembla accepter. Nous le surnommâmes “Bilibou”, puisque c’est ce qui était marqué sur sa casquette.
Sur le chemin, nous peinions à brosser un portrait de la bestiole, tant elle ne ressemblait à rien. Nous devinions ses dimensions – cinq mètres de hauteur pour quatre de largeur – mais pour le reste… Les plumes se disputaient aux touffes de fourrure, les écailles aux cornes, personne n’osait le toucher. Bien que nous ayions rapidement établi que Bilibou marchait sur des pattes, nous n’arrivions toujours pas à nous mettre d’accord sur leur nombre exact. De cette masse compacte et bigarrée, seuls de grands yeux pensifs surnageaient.
Lorsque nous fûmes en vue des installations, le monstre s’agita. Il fit montre d’une célérité inouïe, qui le conduisit directement en pleine séance d’aquabike. De là, il découvrit sa mâchoire édentée et fit mine de happer tout ce qui passait à sa portée. Le public, d’abord un peu surpris, finit par éclater de rire. Il croyait à une bête animation et un costume un peu couillon, d’autant plus que la bête avait dévoilé une langue télescopique qui chatouillait les ménagères. Bilibou, vexé, finit par sortir de l’eau et récupéra la clef de son bungalow. Il y resta une petite heure, le temps pour les moniteurs de terminer la session.

Lorsqu’il revint vers nous, le colosse s’était fabriqué un semblant de dentition avec des bouts de carton. Bilibou n’eut pas un regard pour l’assistance lorsqu’il se dirigea mollement vers le buffet à volonté. Incapable de croquer qui ou quoi que ce soit, il essayait de garder la tête haute ; ainsi sirota-t-il le guacamole, le tzatziki, puis à peu près toutes les sauces qui se trouvaient là. Il s’attaqua ensuite aux nombreux bols de punch, qui l’éméchèrent ; de là, il mit un point d’honneur à fracasser toutes les bouteilles pour en laper le contenu, avec une préférence évidente pour les mixtures un peu chargées. Face au tohu-bohu naissant, quelques employés s’approchèrent pour le raisonner, mais furent rapidement éjectés. Le cuisinier se voulut philosophe et rassurant, et proposa aux estivaux de festoyer dans le restaurant le temps que le monstre dégrise. Mauvais joueur et triste sire, ce dernier fit volte-face et fonça dans la bâtisse ; l’onde de choc mit tout sans dessus dessous, à commencer par le pauvre cuistot. Les gens criaient, glissaient sur de la marinade, éternuaient… Lorsque le nuage de poussière se dissipa, Bilibou avait disparu et la piscine ne sentait plus le chlore. On remonta facilement sa piste jusqu’à la crique ; une roche nue et collante faisait désormais office de plage, et quelques dents cartonnées jonchaient le rivage.
Airelle x Zaromatt