Archives mensuelles : novembre 2019

Airelle x Zaromatt – S01E07

L’illustratrice Zaromatt et moi-même menons un petit jeu créatif : simultanément nous nous envoyons un texte et une illustration, et nous donnons quelques jours pour apporter notre propre inspiration au contenu initial. Le tout sans se concerter, pour créer plus librement.

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Nous sommes en avril, et Delphine a le quotidien balourd : les dettes, les traites, les coups, les horaires, les remarques sur son corps et dans sa tête… Sa réalité la secoue, jour après jour, tant et si bien qu’elle n’a plus les idées nettes. Blessée, apeurée, elle n’envisage pourtant pas de fuir : qu’irait-elle donc faire dans ce lointain si vague ? Au moins ici a-t-elle ses repères, sa routine ; et puis ce n’est pas son mari Philippin qui étendrait la prochaine machine… “Je mettrai les voiles plus tard”, finit-elle souvent par murmurer, quand les larmes submergent sa dignité.

Un récent matin, Delphine décide de fermer les yeux encore un peu. Frigorifiée, elle se concentre sur la chaleur de son corps, en vain. Tout au plus ressent-elle une vague sensation qui parcourt sa chair. Elle se concentre, et finit par visualiser une drôle de cordelette qui l’enrubanne…

La jeune femme sent immédiatement une connexion infinie avec ce lien : cette matière usée, détricotée, qui n’a su s’enrouler nulle part ailleurs et qui l’entrave tant aujourd’hui… elle qui avait perdu le fil de sa vie, dans quel état elle le retrouve ! Cette révélation assombrit le regard de Delphine, mais c’est une résolution nouvelle qui apparaît lorsqu’elle relève la tête. Une danse patiente s’engage alors, où elle dénoue et désentortille tant et tant de choses dans une chorégraphie chaloupée. Une fois celle-ci achevée, Delphine se lève enfin ; ses beaux chapeaux claquent comme une cape, et il est temps de faire un peu de ménage.

La machine à laver traverse la vitre puis le vide, avant de s’écraser sur la voiture de Philippin. Le bonhomme sort à reculons de l’appartement de Delphine, l’amadoue puis la menace, avant de brusquement trébucher ; il fait mine de lever la main sur elle mais se ravise, désarçonnée par sa présence. Puissante, nue, cette dernière contemple la déchéance et la médiocrité de son bourreau. Si petit, si ignoble, et déjà si loin… aussi, d’une voix posée, ne lui répond-elle qu’une seule chose :

“File.”

Airelle x Zaromatt

Airelle x Zaromatt – S01E06

L’illustratrice Zaromatt et moi-même menons un petit jeu créatif : simultanément nous nous envoyons un texte et une illustration, et nous donnons quelques jours pour apporter notre propre inspiration au contenu initial. Le tout sans se concerter, pour créer plus librement.

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Très tôt, Archie sut qu’il voulait être alchimiste. Il mit cependant plus de temps avant de découvrir qu’il n’avait pas ce talent… en fait, il était juste optimiste : malgré les redoublements constants et les moqueries de ses pairs, il s’entêtait, confiant, au grand dam de ses parents. Ceux-ci passaient d’ailleurs leurs journées à transmuter le plomb en or pour couvrir les dépenses – et les dégâts – d’Archie. En effet, à force de foirer ses formules, le bonhomme avait progressivement conduit à la rénovation de toute l’aile Est de la faculté ; la patience du corps enseignant avait désormais atteint ses limites, et il avait été unanimement décidé de le dégager.

La nouvelle secoua Archie, et il resta songeur quand on lui suggéra de devenir prof de physique-chimie. Non, vraiment, il devait les détromper ! Il réunit rapidement les détracteurs et quelques ingrédients dans une salle voisine, puis débuta une savante démonstration : il allait, devant eux, changer la confiture en eau ! Tout absorbé qu’il était, il ne répondit pas aux gens qui questionnaient les applications ; seuls comptaient ses fioles, ses flacons et la bonne articulation des incantations… Les plus érudits reconnurent parmi les composants de la poudre d’aisselle de dragonnet, du chêne liquide, de la sauge, du jus d’astéroïde ou encore de la confiture d’abricot. La mixture était inédite, et le doute commença à s’emparer de l’assistance : allait-il réussir à prendre sa revanche ? Advenait alors le moment le plus délicat de l’expérience, soit enclencher la transmutation via le talisman alchimique. Il immergea le catalyseur dans la substance ; une, deux, trois secondes flottèrent dans l’air, puis, soudain ! le bouillon de la matière, l’incandescence élémentaire ! Une gélatine azurée apparaissait, au gré des “oh !” et des “hein ?” du public galvanisé.

Archie, impérial, poursuivait le processus afin que tout ceci prenne un aspect aqueux ; de facto il ne vit pas arriver le cantinier, vraisemblablement contrarié, qui hurlait “MA CONFIOTE” en fonçant vers le chapardeur. Cette bousculade, qui interrompit la transmutation, permit au moins de vérifier que le pot ne contenait pas exactement de l’eau.

L’explosion vitrifia l’aile Ouest. De grands esprits ainsi qu’Archie périrent instantanément ce jour-là, tandis qu’une odeur abricotée se répandait dans la faculté, ce pour plusieurs semaines.

Airelle x Zaromatt



Airelle x Zaromatt – S01E05

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Ils sont là-haut, ailleurs, elle et lui et leur candeur. Peu leur chaut le retard du métropolitain, puisqu’ils sont exactement là où ils sont censés être. Depuis ma valise, je devise : peut-être se sont-ils retrouvés, après une longue période ? ou bien il s’agit de quelque chose qui commence, dans une promesse éblouissante. J’aimerais que la scène fasse l’unanimité, en vain : c’est la fin de journée pour les autres usagers, et bien des grognons n’ont que faire de cet instant volé… pire, ils atténuent le tendre spectacle de leur connivente goguenardise. Pauvre microsociété, vautrée dans sa petitesse… à croire qu’elle-même a oublié comment les sentiments peuvent nous percuter, sans crier gare. Mais elle et lui, si vulnérables et invincibles, aussi anonymes que machin et machine, ne nous observent pas en retour. Mieux, ils descendent de la rame et s’en éloignent, à la recherche d’un autre chemin que celui du train-train quotidien. Lorsque la circulation reprend, nous n’existons déjà plus.

Airelle x Zaromatt

Airelle x Zaromatt – S01E04

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« Hans, je crois que le marketing n’est plus ma tasse de thé.
– Mais enfin patron, pourquoi dites-vous ça ?
– Les chiffres ne sont pas bons, et nous-mêmes n’avons pas excellé depuis quelques années. Il serait plus sage de passer la main.
– Je reconnais, M. Toadson, que la conjoncture ne nous est pas favorable, mais de là à ouvrir les cuisses…. Vous souvenez-vous de la grande époque ?
– Comme si c’était théière.
– Vous aviez des idées, une vision. Nous devions conquérir de nouveaux marchés, afin d’embrasser la pop-culture… Kermit, Trevor, le roi Harold, Tiana et Naveen : à chaque fois, nous avons fait mouche ! Aujourd’hui, les pluies de grenouille semblent si loin.
– Crazy Frog restera tout de même une erreur de parcours.
– Mais rentable ! et songez à notre incursion réussie dans le jeu politique.
– “Coasse-toi pauvre con” ? Aha, quelle insolence… Remarque, avec les Français nous pouvions nous le permettre.
– Nous devons avoir confiance en l’avenir M. Toadson, car nous n’avons qu’un mantra : “Tout est bien qui amphibien” !
– Il est vrai, Hans. Merci pour votre discours corporate, c’est apprécié. Vous m’avez redonné la gnaque ! Mieux vaut tétard que jamais, je suppose.
– Oh, comme je vous retrouve ! C’est crapaud pour être vrai…
– Reprenez-vous, nous avons du travail devant nous. Il faut réunir toute l’équipe ! Préparez-moi un Powerpoint, il est temps de faire la nique aux lolcats.
– Oh oui, jouons-la spécistes ! Quelle sera notre accroche ?…
– “Rois d’internet, craignez les rainettes” ! »


Airelle x Zaromatt

Airelle x Zaromatt – S01E03

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Il était une fois un monstre, avec des dents en toc, et qui mit le zbeul à Majorque. D’aucuns pensent que c’est à n’y rien comprendre, alors qu’il suffit juste de se rappeler comment tout cela a commencé.

Tout commença au sortir d’une crique nudiste où nous le découvrîmes. La créature ne faisait montre d’aucune hostilité, n’était pas vraiment laide, peinait à terrifier… nous en déduisîmes rapidement qu’elle était en congés, et que les acquis sociaux valaient pour tout le monde. Il lui fut proposé de la raccompagner au village vacances, ce que le monstre sembla accepter. Nous le surnommâmes “Bilibou”, puisque c’est ce qui était marqué sur sa casquette.

Sur le chemin, nous peinions à brosser un portrait de la bestiole, tant elle ne ressemblait à rien. Nous devinions ses dimensions – cinq mètres de hauteur pour quatre de largeur – mais pour le reste… Les plumes se disputaient aux touffes de fourrure, les écailles aux cornes, personne n’osait le toucher. Bien que nous ayions rapidement établi que Bilibou marchait sur des pattes, nous n’arrivions toujours pas à nous mettre d’accord sur leur nombre exact. De cette masse compacte et bigarrée, seuls de grands yeux pensifs surnageaient.

Lorsque nous fûmes en vue des installations, le monstre s’agita. Il fit montre d’une célérité inouïe, qui le conduisit directement en pleine séance d’aquabike. De là, il découvrit sa mâchoire édentée et fit mine de happer tout ce qui passait à sa portée. Le public, d’abord un peu surpris, finit par éclater de rire. Il croyait à une bête animation et un costume un peu couillon, d’autant plus que la bête avait dévoilé une langue télescopique qui chatouillait les ménagères. Bilibou, vexé, finit par sortir de l’eau et récupéra la clef de son bungalow. Il y resta une petite heure, le temps pour les moniteurs de terminer la session.

Lorsqu’il revint vers nous, le colosse s’était fabriqué un semblant de dentition avec des bouts de carton. Bilibou n’eut pas un regard pour l’assistance lorsqu’il se dirigea mollement vers le buffet à volonté. Incapable de croquer qui ou quoi que ce soit, il essayait de garder la tête haute ; ainsi sirota-t-il le guacamole, le tzatziki, puis à peu près toutes les sauces qui se trouvaient là. Il s’attaqua ensuite aux nombreux bols de punch, qui l’éméchèrent ; de là, il mit un point d’honneur à fracasser toutes les bouteilles pour en laper le contenu, avec une préférence évidente pour les mixtures un peu chargées. Face au tohu-bohu naissant, quelques employés s’approchèrent pour le raisonner, mais furent rapidement éjectés. Le cuisinier se voulut philosophe et rassurant, et proposa aux estivaux de festoyer dans le restaurant le temps que le monstre dégrise. Mauvais joueur et triste sire, ce dernier fit volte-face et fonça dans la bâtisse ; l’onde de choc mit tout sans dessus dessous, à commencer par le pauvre cuistot. Les gens criaient, glissaient sur de la marinade, éternuaient… Lorsque le nuage de poussière se dissipa, Bilibou avait disparu et la piscine ne sentait plus le chlore. On remonta facilement sa piste jusqu’à la crique ; une roche nue et collante faisait désormais office de plage, et quelques dents cartonnées jonchaient le rivage.

Airelle x Zaromatt