Archives mensuelles : août 2012

Rotation du personnel

« Le dimanche, les enfants s’ennuient.
Vienne vienne la semaine,
Lundi mardi jeudi,
Car la rue est toujours pleine
De lumière et de bruit ! »

  • Charles Trenet

Il existe une rue dans mon quartier. Elle s’appelle la rue des héros. Comme toujours, le tout est en majuscules, et il est impossible de savoir à qui cette rue est destinée. Est-ce pour eux, les noms glorieux d’un passé dans lequel nous aurions aimé nous reconnaître ? ou alors… est-ce pour nous ?

Je reprends paisiblement mes habitudes. Se lever tôt, marcher et courir. Chaque matin, boucler une vie. Compartimenter est devenu compulsif.

De temps à autre, je passe par la rue des héros. Elle est un peu excentrée ; le plus souvent on y passe en voiture. Cette rue débouche sur une place, avant de continuer sa route. Elle la traverse, la franchit, s’en imprègne presque, avant de l’oublier.

Il y a tellement de cycles chaque jour. Des qui se répètent, des qui s’achèvent. La nuit, les travestis occupent le boulevard. Le jour, les prostituées veillent sur la rue des héros.

La plupart du temps, elles regardent les chemins, prêtes. Les générations se croisent : il y a les nouvelles, vénéneuses ; les entre-deux, comme endeuillées et les vieilles, les sages, pauvres et libres. Ici, les étoiles viennent mourir.

Chacune a ses habitués. La “rue des hétéros“, comme elles l’appellent ; parce que, faut pas pousser, “on a des principes”. Mais, si ça te branche, elles connaissent un coin pas mal, un territoire “verge“. Il semblerait que, quels que soient les mondes, l’humour et l’acide aident à tenir.

Elles sont gentilles, un peu timides. Elles ne savent pas vraiment comment s’y prendre avec quelqu’un qui ne veut pas d’elles. Peut-être qu’elles ont oublié, peut-être qu’elles se sont un peu trop oubliées. C’est fragile, délicat, de leur parler. Mais Guinness est là, alors il y a toujours de quoi détourner les yeux.

Quelquefois, les tristes jours, j’apporte malgré moi ma misère et ma honte dans la rue des héros. On ne combat pas les mêmes choses, ça ne se compare pas. Juste deux guerres secrètes, d’usure, jusqu’à autre chose. Une guerre totale et vaine.

Je ne sais pas vraiment ce que je viens y chercher. Je ne les aide pas, je ne cherche pas à comprendre, je ne les défends pas. J’espère simplement leur rappeler la lumière du jour, je crois.

Quelquefois, je m’assois seul sur les marches d’un immeuble anonyme. Au centre de la place, un petit square. Il y a des arbres, la vie pousse ; elle croît désespérément à un monde meilleur. Autour, des grilles : cela fait des années que la parcelle est fermée. Tout un chacun, confronté jour après jour à l’horizon vert.

Et pourtant… pourtant un petit employé vient chaque semaine ouvrir la grille et soigner la verdure, plaie béante dans ce gris bouleversé. Elle en ressort un peu plus belle, même que ça fait penser à des “jolies choses“.

L’homme semble venir de loin. Il râtelle le sol et la poussière, garde la tête baissée. Et, tout autour de lui, on pleure l’oasis interdit.

Teckhell

Les bordures extérieures

« La première découverte que l’on fait quand on voyage, c’est que l’on n’existe pas. »

  • Elizabeth Hardwick

LA CONSTELLATION OUBLIÉE
Fyns HovedDanemark

Le goudron finit par déserter la route, et la noirceur du monde disparaît dans les contreforts verts. Personne ne remarque la farandole au loin, qui d’un pas tranquille arpente un peu plus le monde. C’est un chemin de boue, de gadoue, où s’ébroue une molle nature ; on y croise d’autres explorateurs que l’errance a réunis. D’aucuns commencent à croire en la paix, au bonheur.

Tandis que filent les prés, les nuages surveillent cette nuée. L’un d’eux évoque la peinture à l’huile, sans réponse. L’écume s’empare des mots.

C’est comme si… comme si cet endroit s’en était allé. Une presqu’île, raccrochée au monde par quelques paysages bouleversants. Un jour… un jour tout sera englouti, et il ne restera que le ciel et l’eau.

Le bonheur tache, attaque presque, tant et tant de choses… Au crépuscule d’une bruine d’été, alors que les souvenirs pleuvent déjà çà et là, vacille le feu du ciel. Bientôt on ne voit plus que les épis de blé, frêles dorures enluminant plus encore la voûte d’un jour qui s’endort.

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LES CUISTRES ET LE LACUSTRE
Lac Tjörnarpsjön, Suède

Le temps d’une nuit, le lac revêt son long manteau noir. Les roseaux frémissent un peu, avant de se rendormir ; quant aux cendres, elles se pelotonnent autour des braises. Les manches finissent d’engloutir les chemins. “L’affaire est close“ ! “La messe est dite” !

Oui mais… ouvrez l’œil, écoutez, et bientôt vous découvrirez la seconde étincelle. Il suffit d’emprunter un petit sentier pour tomber sur trois petites tentes. Là-bas, les minutes sont longues et les paroles crépitent. Le lac est calé, et les enfants peuvent rêver.

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NAGUÈRE ET PAIX
Cimetière Skogskyrkogården, Stockholm

Le vent souffle faiblement dans les feuillages. Quelques touffes d’herbe bruissent autour des pierres tranquilles. Il y a là bien des fleurs, de toute sorte ; une rose pour chaque vie, fleurit ici. Les couleurs sont dispersées parmi les allées. Certaines se blottissent contre les tombes, d’autres s’élèvent paisiblement, où soufflent les alizés.

Au-dessus, les vieux arbres veillent de leurs ombres émeraude. Il leur arrive, parfois, de déposer une petite couronne de feuilles sur une stèle pastel. Un instant, quelques couleurs qui s’éprennent, autour des chênes pérennes.

C’est ici que les tumultes enfin s’éteignent, où s’abritent sous le ciel mille et mille soleils. Oh, tourbillonne cette poésie sans fin, dans le vert, bleu et carmin !

Des silhouettes quittent la scène et disparaissent. Quant aux vies passées et grisonnantes, elles fixent à jamais les chemins que les hommes empruntent…

La nature, elle, est au-delà.

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PARTERRES VUS DU CIEL
Paysages perdus, vol Düsseldorf-Marseille

Dans la carlingue qui me ramène à la Nouvelle-Phocée, je traverse l’azur. Sous moi, dans le blanc épais, les terres s’effacent puis réapparaissent.

J’ai un peu voyagé, un peu vu, un peu vécu. Mes petits pas ont glissé sur les terres, mes cheveux ont chatouillé les cieux. Mais jamais je ne me suis tourné vers l’abîme, beauté d’ébène, et suivi son regard.

De là-bas, on peut voir les vieux récifs du ciel. On croise tantôt des vallées, où s’écoulent les nuages. L’avion, lui, poursuit sa course. Le retour n’est plus très loin ; à moins que ce ne soit une autre étape… en même temps que je m’abandonne à un chagrin doucereux, une dernière phrase s’écrit à la va-vite sur mon billet, entre ciel et terre.

Les archipels nappent le monde.

Teckhell