Archives mensuelles : mai 2012

Sons et lumières

« L’art, en donnant du prix aux sensations, offre aux hommes leur seule chance de réaliser la vie. »

  • Pierre Drieu La Rochelle

Je marche doucement avec Guinness tandis que la ville marmonne tout autour de nous. C’est un zénith blanc, blanc de lumière.  Les beaux jours reviennent. 

Et puis… Et puis une voiture fauche quelqu’un.

Je remonte rapidement chez ma mère, le temps de déposer le chien. C’est à côté, une fenêtre donne directement sur le drame. Tout est si clair. On voit toute la scène, tous les protagonistes. Je fixe la vitre, sans bouger ; puis j’ouvre, pour entendre. Déjà les badauds s’attroupent. Dans la rue, d’abord. Les gens à leurs fenêtres, ensuite. Les gosses du square observent derrière les barreaux. Des vieux, des jeunes : ils veulent voir. Je veux voir.

De là où je suis, je ne vois pas la victime. Ceux en bas se pressent autour. Quelques rares personnes lui portent secours. Elle est vivante. Elle est consciente. Elle gémit, elle gémit… de douleur, elle s’évanouit.

Il y a du sang. Et puis, des chaussures. Des petites chaussures. De toutes petites chaussures. En tendant l’oreille, on comprend qu’il s’agit d’une gamine de 3 ans. Une personne pleure plus que les autres. Elle est trop jeune pour être sa mère ; probablement sa sœur, qui tient un autre enfant, plus jeune encore, dans ses bras. Elle erre, hagarde ; on finit par le lui prendre, par sécurité. Même son ombre semble avoir du mal à la suivre.

Entretemps, le chauffeur de la voiture a garé sa voiture un peu plus loin et s’est enfui en abandonnant son véhicule. Un jeune, de colère, frappe la portière, hurle l’injustice. Il sillonne le drame, va et vient, prend à parti, à la recherche d’un reflet. A cet instant, il est tous les hommes, il est le seul homme.

Tant de ténèbres.

Les secours arrivent, un par un. Les pompiers, puis le Samu, puis la police. Les couleurs de la sirène se reflètent sur les murs des immeubles alentour. Des uniformes se massent autour du corps, que je ne vois toujours pas. Il n’y a que le sang.

Le jeune se précipite vers les policiers, leur explique, leur montre la voiture. Il a pris une photo de la plaque. Il veut coincer ce salaud, et lui régler son compte parce que c’est tout ce qu’il mérite. Calmes, presque paresseux, les forces de l’ordre l’écoutent, prennent des notes. Les ambulanciers déploient leur attirail, que je ne connais que trop bien. Et puis d’autres appareils ; ça, ça n’est pas bon signe.

Quelques automobilistes klaxonnent, ennuyés que la rue soit bouchée. On n’entend plus les pleurs. Les gens commencent à s’éloigner, à se détacher. Peu se retournent une dernière fois. Les lumières une à une désertent un soleil qui s’éteint.

Après moultes précautions, ils posent la victime sur le brancard. Son corps est presque nu, recouvert de branchements et de bandages. On ne voit pas distinctement son visage, ses yeux sont clos, dirigés vers le ciel. Vers nous. Elle traverse chacune de nos âmes, bouleverse la vue de tous, avant de s’éteindre dans l’ambulance.

La sœur accompagne les pompiers. Elle appellera sa mère sur le chemin. Son frère est à nouveau dans ses bras.  

Alors que les derniers secours partent, quelques gens continuent de discuter de l’accident. Pendant un moment, ils ont vécu ensemble ; chacun à sa façon a essayé de faire face à la mort, à cette éclipse.

Le jeune homme a voulu partir avec la victime, mais la sœur a refusé. Du coup, il reste là, désemparé. Lentement, sa rage ébène disparaît dans le ciel blanc. 

Il reste un peu de sang brun, qui doucement s’écoule dans l’eau poisseuse du caniveau.

Que devient le spectateur lorsqu’il se lève de son siège ? Quelquefois, la représentation est belle ; de temps en temps, elle est triste. Le plus souvent, elle est les deux.

Pendant un temps, des sensations vont l’accompagner. L’enchanter, le hanter. Le dévorer. Et puis le calme, le silence va revenir. Avant le prochain spectacle. Un jour, j’oublierai jusqu’au son de cette voiture qui heurte cette petite fille, les pleurs blancs de cette sœur qui n’a pas su la protéger. On vit, on meurt par accident.

Elle est si fragile, la fleur des âges.

Teckhell

Autant en emporte l’avant

« De part et d’autre de votre présent si fragile, le passé et l’avenir sont des monstres assoiffés de temps. »

  • Jean D’Ormesson

Il y a quelques temps,  je me rendais chez mon père pour faire le tri de mes affaires en vue d’un prochain déménagement. Ce qui est à jeter, ce qui est à donner, ce qui est à garder… Le problème dans un divorce, c’est que la famille entière semble renoncer à son passé, et essaie de construire deux avenirs. L’enfant, construction commune, est mis un temps de côté.

Bien que nous ayons de nombreux albums photos de notre enfance, à ma sœur et à moi,  ils ont tous fini à la cave. Incompatibles avec les nouvelles vies, je suppose. Et soudain, les revoilà.

Nous survolons rapidement et avec sourire les images. Ce n’est pas tant la famille heureuse que nous regrettons, dont nous sommes nostalgiques. Non, la douceur de nos yeux s’attarde sur ces instants capturés, où chacun semble heureux, comme satisfait de quelque petite paix.

Le malheur de mon père, voilà ce que je regrette aujourd’hui. Il est triste, et ni moi ni ma sœur ne pouvons rien y faire.

“Allez, approche Rémi… Viens, espèce d’idiot !
– Qu’est-ce que tu veux faire ?
– Je veux voir tes yeux… Ils sont magnifiques !
– Oui bon heu… Mais tu regardes quoi ?
– Tes pupilles… Elles sont tellement dilatées !…
– Et ça veut dire ?…
– Eh bien, mon père m’a dit que plus on est amoureux, plus on a les pupilles qui se dilatent.
– …
– Dis Rémi, tu es amoureux ?”

Je me détourne du miroir. La vérité, c’est que, malgré les années, lorsque je croise mon regard, je pense à elle. Ce n’est plus une vive douleur comme avant, mais c’est toujours là. De toutes les personnes que j’ai aimées et qui m’ont (ou non) aimé en retour, j’ai gardé un fragment, quelque chose qui me raccroche à elles. Peut-être parce qu’elles ne méritaient pas mon oubli.

Pendant de nombreuses années, et jusqu’à récemment, je me suis forgé à travers les souvenirs. J’ai foulé le présent, apportant avec moi des ruines et des gens qui sont morts sur mon chemin. Tant de ruines, à perte de vue… Des fondations pourries, où construire quelque chose est loin d’être évident. De manière générale, la Seconde est la meilleure année scolaire que j’ai vécue jusqu’à présent. J’ai gardé de nombreux et très chers ami(e)s de cette époque. C’est aussi à ce moment-là que mon rapport à l’écriture a -encore- changé. Parallèlement au blog que je tenais alors, je me suis mis à rédiger sur des feuilles de brouillon des dialogues intérieurs, des histoires. C’était après les Devoirs Surveillés, où j’étais forcé de rester assis. Il n’y avait rien d’autre à faire, alors je m’y suis engouffré. Après la rédaction du premier, j’ai écrit en note de ne jamais me relire. Jamais. Je finissais mon travail de plus en plus vite, le bâclait parfois ; il me fallait ma catharsis. Je prenais goût à salir les feuilles de couleur de mes traits énervés, vindicatifs. J’avais besoin de parler ; pas aux autres, à moi-même. Me confronter, me juger, me mettre à terre.

J’ai détruit beaucoup de ces feuilles, comme autant de couleurs évanouies. Mais certaines au hasard ont survécu, et je choisis de les publier aujourd’hui. Non pas qu’elle soit d’une grande qualité (comme l’ensemble de mon œuvre), mais parce qu’elles sont sincères. Elles témoignent de mon évolution, de ce que j’ai accompli depuis.  Ce sont toutes à leur manière des photographies : non datées, aux souvenirs brumeux… lorsque j’ai commencé à écrire, je m’étais juré de ne jamais faire évoluer mon style, de ne jamais me trahir. C’était comme respecter mon art. Ça n’a pas été le cas, c’est peut-être mieux. Ça n’a plus aucune importance.

J’ai énormément écrit en Seconde. De vieux cahiers se nichaient dans mon armoire, à qui j’avais donné pour mission de contenir mes petites créations. Mais je ne les ai jamais utilisés. Je me cantonnais à l’écran de l’ordinateur, à cette lumière noire que provoquait chacun de mes mots… et puis, à la fin de la Seconde, ma vie a changé. J’ai cherché à déconsidérer mon écriture, à m’en détacher. Je refusais d’en faire une passion, qu’elle dicte ma vie. A cela, il y a eu beaucoup de raisons ; j’en connais certaines, j’en découvre d’autres, et tout comme j’en renie chaque jour. “Vivre, c’est savoir perdre”. Alors je l’ai abandonnée, j’ai arraché cette partie de moi. J’ai cru que je serais assez fort, et je ne m’en suis jamais remis.

Les temps ont passé.  Entretemps, je suis tombé malade, j’ai eu mon BAC, une licence et je me suis remis à écrire. Il est dur de se frayer un chemin parmi ces nouveaux souvenirs en devenir, ces valeurs passagères. Mais toujours demeurent les rêves actuels. Une vie, je ne suis qu’une vie. 

Teckhell

Ressources humaines

« Chaque filet d’eau a son chemin. »

  • proverbe bambara

Les gens prennent place dans l’amphithéâtre. Certains rient, d’autres se concentrent déjà. Pour quelques-uns, la route s’arrêtera ici ; d’autres deviendront des psychologues. Peut-être même qu’ils écriront des livres ? Qui sait.

Et au milieu, moi. Scrutant cette vaste assemblée. Bien peu de garçons, essentiellement des demoiselles. Les sages tenues de printemps laissent peu à peu place aux légères étoffes estivales. Parmi ces jeunes filles, il y en a de vraiment belles. D’autres, brillantes, charismatiques. Il y en a même qui ose être les trois à la fois. Parmi ces jeunes filles, il y en a que j’aurais pu aimer. 

Au sortir de l’examen, je foule doucement le chemin qui m’amène à la sortie. Je me dis que c’est peut-être la dernière fois que je viens dans cette faculté, que ça n’est peut-être pas plus mal. 

Ça y est, je suis seul. Le moment est idéal pour sortir une clope, craquer une allumette, et fumer. Ou bien, vider des bières en regardant l’horizon. Mais je n’ai rien de tout ça ; tout ce que j’ai, c’est 3 ans de psychologie et une vie qui fout le camp.

Je suis libre. Désespérément libre.

“Vous savez, on panique toujours lors de la première fois (rires dans l’assemblée)… La première fois où on est confronté à une situation extraordinaire, où on prend conscience d’un sentiment, d’une émotion. On n’aimera jamais comme la première fois, et c’est valable pour tout. La première fois, c’est faire face à l’inconnu ; à partir de là, notre comportement ne sera plus vraiment le même. On gagne au fil des années quantité d’expériences qui, si l’on n’y prend pas garde, finissent par dépassionner jusqu’à la vie.”

“Si ça vous amuse, appelez-vous créateur. Mais au fond, vous ne créerez jamais rien. Tout est déjà là. Au mieux, vous êtes des assembleurs ; au pire, des copieurs.”

Ces phrases reviennent souvent au cours de ma vie. Bien qu’elles aient été prononcées lorsque j’étais au collège, leur empreinte demeure intacte. Oh, bien sûr, on peut critiquer leur contenu, leur validité. Mais ce sont des mots que des professeurs ont prononcé, ont osé prononcer à des petits cons. Ils ne nous devaient rien, et ont pourtant, l’espace d’un instant, chuchoter leurs doutes, leurs vies.

Je ne me rendrais probablement compte de l’influence de ces trois années de licence qu’après-coup. Quand le recul aura pris le pas sur mon ressentiment. En attendant, le calme. Le vide. Quelques réflexions qui reviennent depuis ma première année, mais sinon… le lent oubli.

J’ai toujours eu la critique moqueuse, féroce. J’avoue que j’ai eu de quoi rassasier mon appétit en trois ans. Ne serait-ce que par les innombrables personnes qui sont entrés en psychologie (et pour certaines, qui y sont encore) et, à l’issue du premier cours, étaient en capacité de sonder l’âme humaine, de soigner le monde. On aurait dit des dieux dans un bac à sable, invoquant des concepts à la pelle. Cela m’agaçait d’autant plus que je sortais d’une terminale littéraire, où j’ai mangé et mangé et mangé de la philosophie pendant des mois.

Mais ne faisons pas des généralités ; il s’agit ici de la voie clinique, dans laquelle j’ai évité de m’engager. J’ai préféré la sociale, davantage fondée sur les interactions, la logique des comportements ; plus utile au quotidien, moins pompeux. Ça collait avec mon éternelle démarche de survie, d’adaptation, de contrôle ; j’aimais, et j’aime toujours avoir l’ascendant, par quelque moyen que ce soit.

Une promotion, ce n’est pas une classe. C’est trop grand, sans solidarité, sans chaleur. Je n’ai pas réussi à m’y installer, tout juste à vivoter. De mon impuissance je garde un mépris continu et tenace pour l’institution universitaire. Et maintenant, quoi ? L’IUFM, ou comme ils l’appellent : “Master des Métiers de l’Education et de l’Enseignement”. Toujours l’ombre de la faculté, espérons que ce soit différent cette fois-ci.

J’ai tenu trois années, mon orientation change encore. Je ne sais pas où tout cela finira. Je connais beaucoup de gens en écoles préparatoires, aujourd’hui en grandes écoles. Eux devront attendre encore quelques années pour faire de vrais choix. Qui a le meilleur sort ? Ce n’est pas une vraie question, tout au plus un doute mélancolique.

Quelquefois, quand j’apprends -encore- des mots, je m’émerveille. Le son, tout d’abord. Et puis, l’agencement des lettres, savant et minutieux. Et enfin, le sens, qui capture une part de notre monde et le relâche à chaque évocation. Avant, je voyais dans chaque lecture une architecture nuageuse, sublimant le ciel blanc.

“manichéen”. Le bien, le mal ; le blanc, le noir. Plus qu’une dualité, un dualisme. Difficile de faire plus simple. Beaucoup de gens -et à juste titre- se revendiquent gris. C’est pratique. Une réponse simple, distante, et on laisse à l’autre les fantasmes quant à sa personnalité. Si défaut il y a à révéler, ils seront le plus souvent “socialement acceptables”. On ne raconte jamais n’importe quoi à n’importe qui.

Quelle fierté de se savoir unique, et quelle peur… La vie, ce rêve que l’on tente vainement d’expliquer à l’autre, juste avant de l’oublier.

Teckhell

Marchand de soleils

« Je suis une nocturne. Pour moi, la créativité vient la nuit. Il se passe quelque chose avec la nuit. Une énergie différente. La nuit est un vide dans lequel je peux créer. »

  • Grace Jones

Guinness renifle, inquiète. Sa truffe inspecte la main, tandis qu’elle plonge ses yeux noirs dans un regard blanc. De mon corps évanoui, ne reste que la pluie d’une âme.

Quelques heures plus tard. Le colocataire a déjà mangé, et s’est couché. C’est dommage. My bad. Je ne voulais pas lui imposer ça. D’habitude, c’est en cours de journée, il ne s’en rend pas compte. Mais toutes les routines ont leurs écarts, je suppose.

Ce sera donc un croûton nocturne, assis sur le canapé. Je n’allume pas la lumière, j’ai toujours aimé la nuit. J’ai toujours aimé la nuit, parce qu’il nous faut être le jour. Une lumière colérique, fatiguée, vacillante, dont les bougies s’éteignent une à une, lentement.

Du balcon, le boulevard ; fleuve goudronné, aux gouttes de pétrole. La ville sombre a toujours eu une saveur particulière ; déglinguée, comme libre. Une vie sans nous. Belle ville amère.

En un instant, je me retrouve dehors. Désert des lampadaires, me voilà !

Je zieute ma montre, nénuphare narguant l’étang des heures. La pauvre est encore abîmée d’une dernière virée, où j’ai raccompagné un bon ami. C’était une sacrée averse, c’est vrai ; une belle pluie. Lors d’une randonnée dans les calanques, quelques touffes d’herbe émergeaient çà et là. On aurait dit des perles d’émeraude parsemant les monts. La vie a bel et bien un grain. De quelques pluies de la passion, elle constelle le monde.

1er mai. Il semblerait que je me retrouve donc muguet larron dans les artères d’une cité en manque de veine. Malgré quelques halos lumineux, elle reste à jamais grisée. Quant à la vérité, elle se promène dans ce théâtre ; les sentiments, les sensations, livrés à eux-mêmes, atteignent une splendeur désarmante.

La pluie, cette petite tâche qui fonce la vie. Alors que l’orage lave le ciel, il nous fait soudain nuage. La larme à l’œil, certains marchent, d’autres courent. Oui, quel étrange moment où l’on averse dans le sentimentalisme. Au milieu de cette peinture enténébrée, bien souvent nos pensées s’emmêlent les pinceaux. On pense, on panse. Les souffrances s’égarent, comme autant de peines perdues…

Et petit à petit, l’aube cligne des yeux. Ses joues rosées inondent les rues, tandis que l’ombre et la lumière, coquettes, reprennent tout leur contraste.

(sourire)

Ce fut une promenade au bord de lune, et la pluie s’en est enfuie avec précipitation. Si la nuit teinte sans bruine douceurs et douleurs, le jour dans son vacarme masque un vague à l’âme.

Aujourd’hui, mon cœur est calme, et la vie y sommeille.

Teckhell