« La nature se suffit. »
- Friedrich Hegel
Cela fait maintenant deux ans que j’ai quitté mes foyers familiaux et la sacro-sainte règle d’ “une semaine sur deux”. Mes parents n’ont jamais vraiment versé dans le sentimentalisme, j’avais l’âge de tirer ma révérence… bref : aujourd’hui, j’ai ma propre route.
Nous nous revoyons de temps à autre, selon nos envies et les fêtes familiales. Oncles, tantes, cousins, cousines… Au fur et à mesure que le temps passe, le lien de parenté se détache et ne reste que leur individualité, nue et exposée au jugement d’une jeune conscience.
De manière générale, la famille n’a jamais été une valeur dans notre éducation, à ma sœur et moi. À mon grand dam… Après tout, peut-être était-ce mieux. Ce qui reste de notre cercle familial aujourd’hui rivalisent de drames, d’éloignements… J’aurais aimé y avoir de la fierté, de l’honneur, et je me retrouve à simplement estimer certains individus. C’est dommage, c’est peut-être normal. On verra bien quelle attitude j’aurais, une fois concubin et père.
(sourire)
Arrivée dans le bastion campagnard, pour une fête qui se voudrait joyeuse : Pâques. La grand-mère siège, matriarche. J’ai toujours eu beaucoup de douceur à son égard, et j’aurais vraiment voulu connaître mon grand-père. On passait beaucoup de temps avec elle quand on était petits. La vie semblait calme.
L’été s’est déjà installé dans le jardin moelleux. La chaleur de la terre et la bienveillance de l’arrosoir sont passées par là. Les plantes s’étirent paresseusement, tandis que les fleurs dévoilent leurs plus beaux atours. Quand nous étions petits, notre grand-mère nous répétait avec patience chacun de leurs noms, comme une poésie exotique. Et puis, il y a des tulipes, si rouges. Elles surplombent le parterre, graciles équilibristes ; font resplendir leurs atours, et le vert alentour.
Je retourne vers la jardinière, et lui demande si je peux en ramener. Réjouie, elle accepte immédiatement, trop heureuse de pouvoir partager quelque chose avec l’un de ses petits-fils. Je m’y attellerai plus tard, il y a des œufs à débusquer, avec mon filleul.
Au fur et à mesure de l’exploration du jardin, du pré, des évocations reviennent. Le passé porte bien son nom : des passages fugaces, des sensations, quelques sentiments ; voilà mon histoire, voilà ma mémoire. Je suis, mais qu’ai-je encore ?
Après la chasse et le partage des différents lots, direction le salon sombre éclairé par la lumière d’un gâteau. On regroupe les événements, c’est pratique. Quelques cadeaux, le temps pour moi de filer un peu de whisky et de gâteau à ma grand-tante atteinte d’Alzheimer.
Lorsqu’enfin on se lève de table, je retourne au jardin, Guinness sur mes talons. Je pars chercher un sécateur, puis emporte finalement une bêche. Avide, je désire plus qu’une simple fleur qui se fânerait. Je veux récupérer la plante entière, la nourrir de tout mon espoir, et qu’elle s’épanouisse dans ce vil gris.
Je passe en revue les pétales, et commence à creuser autour de l’heureuse élue. Ma chienne s’assoit, curieuse, et considère la scène avec grande attention. Devant cette émouvante image, je choisis de m’arrêter un temps. Après tout, on peut bien être heureux quelques minutes. Je m’installe à côté d’elle, tandis que mon regard erre doucement. Il ne manque plus que le vent, soulevant quelques vagues herbeuses, et le soleil couchant. Mais le bonheur est ainsi fait qu’il arrive par petites touches, comme un artiste qui ne cesserait jamais de revenir à sa peinture.
Peut-être est-ce ça le plus insupportable, que le monde continue à fleurir. La nature n’a que faire d’une famille en chaos, elle ne se pliera pas aux souffrances et aux drames ; elle est différente, d’une grâce confondante. Dans nos heures sombres, Dieu que l’on aimerait que le monde tombe avec nous, mais il resplendira, encore et encore, et l’on ne pourra que se soumettre à sa beauté.
Est-ce lâche ou bien noble de se détourner de son existence et de s’en remettre à l’immuable ? Nous y sommes nés, et nous y mourrons. S’il faut dédier sa vie, son amour, sa décadence, autant brûler notre splendeur pour mieux s’évanouir.
Soudain la lumière se voile, et m’évade. Les rayons projettent leurs flèches sur les écorces environnantes, et les yeux de Guinness commence à somnoler. Moment parfait, où l’on s’en remet à la lumière.
Tandis que le bucolisme s’estompe, je regarde ma tulipe, qui semble saigner la réalité ; cette réalité à laquelle je me confronte sans cesse.
Tout en souriant, je ramène la terre autour d’elle. Si elle doit fâner, que ce soit ici.
Soudain, j’ai eu besoin d’elle pour supporter ma vie. Mais sur les délices de la vie, quelle prise avons-nous vraiment ? Ils ne sont qu’indice, fragment, plants sur la comète. Et, tandis que nous retourneront notre champ des possibles, nous passeront à côté d’une si belle vérité :
Le bonheur, c’est de ne pas oublier d’être heureux.
(sourire)
Sans s’en rendre compte, nous voilà de retour à la ville, bourgeon bougon, qui déteint tout ce qui y vit. Souffrances et tristesses volettent, feuilles mortes parmi les pétales.
Et pourtant mes amis, il n’est pas encore venu, le temps des floraisons funèbres.
Teckhell